jeudi 3 mars 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 15

© jean-luc de laguarigue. Martinique 1956
Voici une image dont l’épreuve est ratée. Le rapport de contraste n’est pas bon, le négatif aurait été nécessaire pour pouvoir travailler un nouvel agrandissement en faisant ressortir les détails de coutures et de dentelles de la robe de baptême, de même pour les mains de la femme à gauche dont on comprend, par son geste, qu’elle tient une écharpe d’une étoffe légère. La robe de la dame située au milieu mériterait également de dévoiler les détails des tissus ainsi que les traits de son visage. Pour la personne à droite la chevelure se confond trop avec le chapeau dont on discerne à peine de quoi il est constitué. Outre ces ajustements qui ne peuvent plus être effectués aujourd’hui, que voit-on ?
C’est le jour du sacrement pour le nouveau-né, trois femmes d’une suprême élégance attendent sur le parvis de l’église. La lumière éblouissante tombe comme un couperet aveuglant la jeune maman placée à gauche ; ce soleil lui fait plisser les yeux, sa tête est légèrement inclinée. Sur la droite sa sœur, la marraine, au visage altier et relevé a le regard détourné, elle observe plus loin comme si elle a reconnu quelqu’un qu’elle espère. La personne située au milieu n’était certainement pas habillée de noire, mais de son costume traditionnel de couleurs violet et mauve, son étole devait être rose et sa coiffe madras teintée de jaune avec des rappels de rouge et de bleu, c’est Mercèdes et elle porte l’enfant. La très longue robe de baptême se casse au niveau de son bras pour former une diagonale descendante qui se termine au centre du visuel, avec l’autre partie du tissu, en forme de V. Ces deux tracées, si on les prolonge de manière fictive, renvoient le regardeur aux deux femmes blanches. Par un hasard somptueux du moment la tache de lumière sur le mur prend la même forme que la première échancrure du vêtement du bébé comme si celui-ci projetait sa propre aura. Un petit point noir sur son visage laisse suggérer qu’il regarde sa maman. Mais ce qui frappe le plus c’est l’œil ouvert, perçant, fier et solennel de Da qui sans détour fixe le photographe, c’est-à-dire nous.
C’est la seule des trois qui, comme l’aigle, fait face aux rayons de l’astre. C’est elle qui occupe l’espace photographique, qui en impose avec son enfant.
Pendant les six premières années de leur vie da s’occupera de la petite fille et de sa sœur.
Le décès brutal et affreux du père conduira la mère à une autre vie hors de la Martinique. Peu après leur départ elle écrira le 10 juin 1962 : «… Comme tu le sais le départ des poussinettes m’a fait un très gros chagrin. Il ne se passe pas aucune seconde sans qu’elles ne soient dans ma pensée ; c’est pour te dire que je ne peux pas les oublier. Elles me manquent beaucoup. Les visites d’Évelyne, dans ma chambre, les farces et taquineries d’Isabelle, les tours de bicyclettes dans la cour, les joies et les pleurs, tout ça a disparu et la D. est vide. »
La vie lui offrira l’occasion de les revoir, bien plus grandes, une fois. Son amour pour les enfants restera égal jusqu’à son décès et pour moi, par cette photographie, c’est encore son parfum de lavande qui me revient et cette façon affectueuse qu’elle me gardait, m’accueillant chaque fois par un « mon toutou » de tendresse, quand je venais l’embrasser.