mercredi 17 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 12

© jean-luc de laguarigue. Martinique, le Diamant
  
Pour César, en musique, toujours.
Un bambin face à la mer, il y pénètre seul et confiant sans brassard ni bouée. Il va de son pas d’enfant comme si cette immensité lui appartenait, aimante et sans danger. Les rouleaux sont trop loin pour une distance qu’il ne sait évaluer et la vague meurt à son corps frêle ou par bienveillance, passant de côté ou derrière lui, elle semble lui ouvrir un passage. Il ne sait pas encore les courants, ni les profondeurs. Il est porté par la grâce, dans ce lieu instable ou tout bouge autour de lui.
Une vie s’ouvre par les flots qui s’animent de leurs grands poumons d’écume. Vivante clé de sol, posé sur cette partition mouvante, il apprend à en jouer les premières notes. Sans le savoir il retourne probablement aux mystères de la matrice qui le fit naître, à son liquide amniotique. Le geste abandonné et souple du bras n’est pas loin du fœtus. Maintenant il est au monde et celui-ci lui appartient par sa seule présence.
Le sel bientôt lui piquera les yeux, les remous du sable qui tourne en toupie font comme une plage suspendue qui l’enveloppe, le chatouille et le masse. Une vague pourtant viendra à le renverser, il avalera la première gorgée acre, il aura peur et passé ce premier étouffement de frayeur, il s’en amusera suffisamment pour vouloir recommencer. De fait Il recommencera, à tous les âges, et chaque fois qu’un adulte regagne une étendue d’eau, qu’elle coule de la cascade, de la rivière ou de la mer ; c’est encore l’enfant qui rentre chez lui.
Pour la sieste, ou à la tombée du jour ce sont les bras de sa mère qui le berceront et le coucheront. Il pleurera, il ne veut pas que cela se termine et probablement pour le reste de sa vie il craindra le mot fin. Mais il s’endormira confiant de la voix maternelle, il sera plein d’aise de sentir sous le drap d’amidon la douceur du vent frais, tandis qu’au dehors il percevra longtemps les rouleaux infinis qui tournent en fracas, roulent, houle dans son sommeil. Il apprendra à discerner les vibrations que fait la grande vague solitaire, de celles des plus petites qui se suivent en wagons, ou encore, par les effets contrarier du vent et des courants, de celles qui se rejoignent en éclats, du clapotis des vaguelettes. Parfois les lames cognent sur les rochers avoisinants, pénètrent en force leurs larges fissures et c’est le doublement du bruit du gouffre qui accompagne l’onde brisée qui s’échappe en geyser.
Au petit matin, ce sont les alizés qui lui apporteront les premiers embruns en mille appels. Il sait déjà d’où ils viennent, hâtif et réjoui il rejoindra la plage.
Le grand rocher sur l’horizon le fascinera quand, lors de sa première sortie en Gommier, il l’approchera. Il n’oubliera pas la couleur dense de l’eau qui n’est plus celle du rivage et qui lui verse quelque inquiétude. Cette grande masse en à-pic formée de crevasses grimaçantes, lisse et rugueuse qui peu à peu se rapproche lui inflige l’idée d’un danger qu’il ne saurait exprimer, il sera pris d’un vertige inexplicable. À l’approche, le pêcheur ayant pris soin de couper le moteur, solennel devant cette magistrale muraille ou le silence s’impose, il laisse légèrement dériver sa barque qui vient plus prêt, vers la face sous le vent. Après un chut marqué du doigt, l’homme frappera subitement de ses fortes mains réunies, dans des claquements portés en écho. C’est alors que l‘enfant, abasourdi, verra une horde d’oiseaux marins quittant leur refuge en piaillant, tournoyant autour en battements, en passages rapides du plus prêt au plus haut, offrant un ballet de formes démultipliées avant de voir, peu à peu, s’estomper la troupe en vol, formant en ordre une file regagnant son nid. Déconcerté par ce tour de magie et par tant de beauté, il ne saura retenir un sanglot d’inquiétude, de stupeur et de joie.
Ce qu’il a vu façonnera à jamais et pour toujours son empreinte.