mardi 19 juin 2012

Le Bagne de Jean-Luc de Laguarigue



Bagne. Dans sa formulation épurée, le titre sans fioritures ni légendes du nouveau livre du photographe Jean-Luc de Laguarigue annonce la couleur : comment rendre visible l’univers pénitentiaire de Guyane dans son irregardable présence ? Le bagne est de naissance écarté des regards par la distance qui le sépare de son centre métropolitain. L’administration pénitentiaire qui condamne le bagnard aux travaux forcés lui inflige encore et surtout une peine d’invisibilité. Il s’agit bel et bien de faire disparaître de l’espace social tout corps jugé étranger. Tel fut bien le sort du capitaine Dreyfus.

Chose remarquable et trop peu remarquée, la France ouvre le bagne en Guyane en 1850, deux après y avoir aboli l’esclavage ainsi qu’en Martinique et en Guadeloupe, comme si une chaîne reliait, dans la logique politique, les ferrements du noir et les fers du forçat. C’est cette chaîne terrifiante de rationalité qui court du cachot d’esclave au bagne que suit le photographe.

A l’invisibilité juridique est venue s’ajouter celle causée par le temps qui a effacé le bagne non en le sortant du champ du visible mais en le recouvrant sous un cortège de légendes, celle de Papillon en tête. A partir du moment où  les clichés se sont emparés du bagne, on n’a plus vu qu’eux.

Enfin, l’horreur elle-même de ce lieu de damnation met le comble à son irregardable vérité.

On voit la nécessité et l’urgence pour le photographe de prendre en charge le bagne, s’il est vrai que l’art ne tourne pas le dos à son impossible mais s’y accomplit en même temps qu’il s’y défait. Voilà donc le problème photographique à l’origine de ce travail : comment amener au regard non seulement l’irregardé du bagne mais son irregardable même ?

Le photographe pousse son objectif à l’intérieur de l’espace pénitentiaire : « on se croirait soudain dans les flancs d’un navire éventré », écrit Patrick Chamoiseau dans le texte qui accompagne les photographies. La profondeur de champ n’ouvre pas la moindre perspective mais confine l’espace jusqu’à l’irrespirable. Même perdue dans l’immensité de la forêt équatoriale, la geôle n’a ni ouvertures ni marges, asphyxiée qu’elle est par une végétation-mirador. Les plans larges ne viennent pas aérer les plans rapprochés mais au contraire les étouffer. C’est sans issue : le bagne a figé l’étendue de la Guyane dans une insularité pénitentiaire.

Les photographies appareillent aussi le noir et blanc et la couleur comme le passé immédiat et le passé retrouvé. C’est un peu comme si les photos en couleur aggravaient de leur voix off l’immédiate âpreté des photos en noir et blanc. Mais le mouvement interne qui travaille la couleur ne vient pas animer le noir et blanc par contraste ou tension. La couleur fonctionne plutôt ici comme saturateur de temps : par son dynamisme propre elle fige ce bagne, désormais pris dans son étrange beauté.

 Guillaume Pigeard de Gurbert


Jean-Luc de Laguarigue, Bagne, suivi de Traces-mémoires du bagne de Patrick Chamoiseau,
éditions Gang, 39 euros.