samedi 15 mai 2010

Un pont au-dessus de l'Atlantique

La Martinique accueille une magnifique exposition de Pierre Verger : “Un pont au-dessus de l’Atlantique”. Née de la volonté de David Redon, cette exposition itinérante (Guyane française/Brésil/Surinam) est mise en forme par Alex Baradel de la fondation Pierre Verger.

Elle présente un travail inédit du grand photographe et ethnologue : un regard sur les Amériques noires et plus spécifiquement sur la culture Afro-Américaine du plateau des Guyanes, qui est mis en perspective avec d’autres images de nos régions voisines comme Haïti, Cuba ou la Guadeloupe.

Mon attention a été retenue tout particulièrement par une photographie ayant pour légende : “Rue, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe 1936-1937”. Simple scène de rue, elle représente une passante devant la devanture d’un bazar.

En dehors de l’émotion que cette image, par sa beauté plastique, a suscitée en moi, je dois dire que la date 1936 m’a intrigué. S’agit-il d’une erreur (36-46-56-66) ou est-ce une date avérée ?

À vrai dire, peu importe tellement, dans mon imaginaire et mon vécu, la scène représentée correspond à ma propre réalité, à quelque chose d’éprouvé dans ma propre enfance/adolescence et qu’il me semble encore percevoir dans le quotidien.

Verger passerait par là aujourd’hui que seuls auraient changé l’étalage dans la vitrine, les promotions et le diffuseur antimoustique. Il y a une espèce de permanence saisissante dans cette image, ou en tout cas, dans ce qu'elle m’évoque.

Et ce qu’elle m’évoque contient toute la complexité de notre culture, de notre langue créole, de notre devenir. En effet, cette image porte en elle quelque chose d’irrémédiablement “créole” dans la disposition des objets, leur accumulation, leurs signes et leur antinomie.

Comment expliquer ce double portrait : à la fois le portrait d’une jeune antillaise et celui d’un univers post-colonial rendu visible par la présence d’un mannequin à la main levée et vêtu de gants, d’une canne et d’un smoking ?

Si l’on comprend que la jeune femme vêtue de sa coiffe traditionnelle est au cœur de l’image, celle-ci prend forme et se construit autour d’elle. Physiquement elle en occupe le centre. “L’homme”, qui n’est pas immédiatement perçu comme un présentoir, lui fait écho par ce bras levé qui crée un mouvement alternatif avec le sien placé sous sa poitrine.

Imaginons un instant son bras le long du corps et la photographie perdait son lien, et sa composition en serait amoindrie.

La complémentarité du geste et de la posture existant entre “eux deux”, dans ce faux couple, crée un effet de balançoire qui est accentué par le fait que le mannequin, probablement posé sur une marche, est plus grand que la passante.

Sa position bord cadre le met curieusement en mouvement (cela semble se confirmer par sa canne tenue de la main gauche et faisant corps avec lui) comme s’il allait sortir du champ, tandis que la main levée comme un salut ou une invitation à le rejoindre lui donne une formidable dynamique.

Pour compléter le geste, les regards sont aussi en mouvement inversé : l’un vers le haut, l’autre légèrement en plongée, perdu dans ses songes. Enfin, on note également que le “hasard photographique” fait que la femme est modestement vêtue de blanc tandis que l’avatar est élégamment monté d’un costume noir de cérémonie.

Entre les deux protagonistes, sur le volet de bois situé derrière eux, on remarque une espèce de petit inventaire à la Prévert — surréaliste. Un lave-main y est accroché tandis que par trois fois revient une publicité pour les maillots HELLE.

Publicités qui s’adressent bien entendu à une femme européenne d’une autre classe sociale que notre passante, cependant on les croirait installées ici à simple titre de décoration. Un peu comme un poster destiné à habiller le mur au même titre que cette marque d'antimoustique “qui tue”.

Du reste, l’élégance des femmes représentées par le dessin, pas plus que le mannequin, ne s’accordent avec la devanture. Pourtant ils la font… Je suis persuadé que ce qui a intrigué notre photographe au préalable est juste cette devanture, ce mannequin et ce mot Helle par trois fois répétés.

Puis ELLE est entrée dans l’image, magique, silencieuse, le visage infiniment doux et apaisé. ELLE ne voit pas le photographe, pas plus que le mannequin. ELLE passe...

Verger comprend, il déclenche. Il savait par intuition que quelque chose manquait à son image pour la parfaire. En la cadrant en légère contre-plongée il lui coupe les pieds. Et c’est bien ainsi : la robe qui s’étale au bord de l’image donne au personnage un aspect léger, comme si elle flottait. Cela même renforce sa présence.