dimanche 6 septembre 2009

Le déclin du photojournalisme d'auteur

Voici ce à quoi les photographes sont confrontés, et voici dans quelle situation se trouve la photographie de presse aujourd'hui... Édifiant.

Le Temps des épreuves
par Claire Guillot (Le Monde du 5 septembre 2009)

Le photographe américain David Burnett se souvient avec nostalgie des temps glorieux, dans les années 1970, quand il attendait dans son salon "le coup de fil magique". "Le téléphone sonnait, c'était l'agence qui appelait pour m'envoyer au Baloutchistan. Je regardais sur une carte où c'était, et je sautais dans le premier avion."
Aujourd'hui, le téléphone sonne rarement. Même les photographes au talent confirmé ne trouvent plus ni financement ni débouchés pour leurs images. Cela fait quinze ans qu'à Perpignan, au festival Visa pour l'image, on déplore le déclin du photojournalisme d'auteur, victime de la baisse des prix, de la surabondance de photographes, de la mauvaise santé de la presse, de l'explosion d'Internet. Mais depuis 2008, avec la crise économique, les choses ont pris un tour dramatique. L'agence Gamma, où travaillèrent Raymond Depardon et Gilles Caron, a été mise en liquidation judiciaire en juillet et s'apprête à licencier tous ses photographes. Même Magnum, la coopérative fondée par Henri Cartier-Bresson et Robert Capa en 1947, a vacillé. Son chiffre d'affaires a chuté de 30 % en un an. Magnum a fait un plan social, hypothéqué son immeuble. Et tous les photographes ont accepté de réduire leurs marges au profit de l'agence.
A Perpignan, l'effondrement du secteur est nettement visible. Au Palais des congrès, l'étage réservé aux agences est quasi désert : la location des stands a chuté d'un tiers en un an. Œil Public, collectif récemment devenu agence, n'avait pas les moyens de financer le sien. "L'an dernier, explique Samuel Bollendorff, membre d'Œil Public, toutes nos sources de revenus ont plongé - la presse, la communication d'entreprise, la vente de tirages en galerie. Nous avons dû licencier. Fin 2008, c'est simple, je n'ai travaillé que quelques jours. Pour la première fois, je n'ai pas atteint le RMI."
La crise économique a accentué une tendance lourde sur le front de l'image : concurrence accrue des agences, baisse générale des prix, généralisation des photos libres de droits. Confrontée à la chute de ses recettes publicitaires, la presse en difficulté a tiré le marché vers le bas. "Les magazines se sont mis à négocier des forfaits avec une seule agence, explique Mete Zihnioglu, directeur technique de Sipa : pour un montant fixe mensuel, ils avaient accès à toutes les images de l'agence. Mais du même coup, ils fermaient la porte aux autres agences. L'Express a été le premier à négocier un forfait avec Reuters. Du jour au lendemain, Sipa a perdu 25 000 euros par mois."
Avec des agences en mauvaise santé financière, des budgets photo en baisse dans la presse, la production des reportages a pris un coup. Jusqu'à la fin des années 1980, les magazines d'actualité, Time et Newsweek en tête, portés par leur énorme diffusion, dépensaient des sommes faramineuses pour financer les photographes. "Time payait 15 000 dollars, plus les frais, pour une semaine de travail, se souvient David Burnett. Et pas forcément pour publier : juste pour être sûr que les images n'iraient pas à la concurrence." Aujourd'hui, le lectorat a migré vers Internet et les groupes de presse font la chasse aux coûts.
Les magazines désargentés négocient les tarifs, rognent sur les frais, et surtout raccourcissent au maximum la durée des séjours. "En 1994, j'ai travaillé six mois de suite pour Geo pour un reportage sur l'éléphant dans plusieurs pays d'Asie. C'est devenu totalement inimaginable", explique Patrick Aventurier, de Gamma. Un reportage d'une semaine pour un magazine n'est plus payé aujourd'hui que 4 000 ou 5 000 dollars. "Le prix a été divisé par trois en dix ans", assure Annie Boulat, directrice de l'agence Cosmos.
Les quotidiens ne sont pas en reste dans ce mouvement de baisse : le New York Times, qui produit des reportages avec ses propres photographes, collabore également avec des photographes extérieurs, payés 250 dollars par jour. "Le tarif n'a pas bougé depuis que j'ai commencé, il y a douze ans", reconnaît Elizabeth Flynn, adjointe au service photo du quotidien américain. Et pour cette somme, le photographe doit fournir toujours plus : ses images seront publiées dans l'édition papier, sur le site Internet et même revendues par le New York Times à d'autres médias.
Avec de tels tarifs, les photographes tirent le diable par la queue. Ainsi Sarah Caron, qui a couvert la révolte des moines en Birmanie pour le Journal du dimanche, a fait ses comptes : "J'ai dû payer des billets d'avion, acheter un petit appareil photo, engager un traducteur. Mais seule une partie des frais était couverte. Au total, si on enlève le pourcentage versé à mon agence, ces dix jours de travail m'ont rapporté 150 euros ! Du coup l'agence a réduit sa marge pour que je m'en sorte."
De moins en moins de médias se risquent à financer des reportages. Tout au plus les magazines offrent-ils au photographe une simple "garantie" : une somme forfaitaire lui est versée pour acheter un billet d'avion. Puis le magazine est prioritaire pour publier des images, payées à l'unité. Ce système d'avance a longtemps été le moteur du photojournalisme.
Mais lorsque Bruno Stevens a voulu partir, en janvier, pour la bande de Gaza, le photographe belge n'a trouvé ni commande ni garantie. "J'ai financé mon billet d'avion moi-même. Et c'est seulement en Egypte, lorsque j'ai trouvé un moyen d'entrer à Gaza, que Stern et Paris Match ont pris le train en route. J'ai rentabilisé mon travail, mais a posteriori. Cela pose le problème de l'accès des photographes au terrain."
Puisque la presse fait défaut, nombre de photographes cherchent à diversifier leur activité pour multiplier les sources de financement. Bruno Stevens, "totalement fauché", s'est mis à la photo "people", plus lucrative. Il a également fait des commandes pour des ONG - une pratique de plus en plus répandue, mais à laquelle se refusent d'autres photojournalistes, jugeant les ONG trop impliquées dans les conflits couverts. Catalina Martin-Chico, qui travaille sur le Yémen, donne des cours de photographie et fait de la communication pour des entreprises. Samuel Bollendorff a financé son projet sur la Chine grâce au ministère de la culture. "La presse, maintenant, pour moi, c'est la cerise sur le gâteau, dit-il. Je ne compte plus dessus."
MaryAnn Golon, ancienne directrice photo de Time, mise beaucoup sur l'investissement des grandes compagnies privées pour financer les projets photographiques, à travers des bourses ou des commandes. De son côté, l'agence Magnum, qui ne tire plus depuis belle lurette la majorité de ses revenus de la presse, va ouvrir une nouvelle galerie à Paris pour vendre ses tirages.
Paradoxalement, en dépit des souffrances connues par les agences et les photographes, il n'y a jamais eu autant d'images en circulation. Avec les évolutions technologiques, de nouvelles images sont apparues - qui ne sont d'ailleurs pas sans poser des problèmes de déontologie. Les photos d'amateurs, à la fiabilité problématique, sont désormais vendues par des agences spécialisées, comme Citizenside (dont l'AFP est actionnaire) ou Demotix, présente au festival de Perpignan cette année. D'autres sont mises à disposition directement par leurs auteurs sur des sites de partage tels que Flickr. Dans un numéro de décembre 2008, Time a ainsi publié une série de photos de Barack Obama récupérées sur Flickr, sans verser aucune rétribution aux contributeurs.
Les photos d'illustration (souvent scénarisées) ont également fait une entrée remarquée sur le marché. Après les géants Getty et Corbis, ce sont les microstocks, petites banques d'images en ligne, qui offrent les photos les moins chères du monde : les sites comme Fotofolia ou iStock proposent aux photographes de déposer leurs images, vendues à des prix plancher, parfois pour seulement 1 euro. Le 27 avril, Time a fait sa couverture à partir d'une photographie trouvée sur iStock : un bocal, rempli de pièces de monnaie, illustre un article sur "La nouvelle frugalité". Même si l'image a été largement retravaillée par un graphiste, le matériel de base n'aura coûté au magazine que quelques dizaines de dollars. Du jamais vu.
Le point commun de ces nouvelles images, c'est qu'elles ne coûtent rien ou presque. Pour Ayperi Ecer, directrice du développement de la photographie chez Reuters, les bouleversements de fond que traverse le monde de l'image s'apparentent à ceux déjà connus par l'industrie de la musique, confrontée à l'invasion de la gratuité sur Internet. "On n'a pas encore trouvé le modèle économique viable. Mais c'est le multimédia qui est l'avenir du photojournalisme. Il y aura peut-être moins de travail en tant que photographe, mais plus comme graphiste, comme producteur."
Reuters a déjà produit, avec l'aide de l'entreprise Mediastorm, deux projets mêlant son, image et texte. MaryAnn Golon, qui est désormais consultante pour l'agence Noor, ne dit pas autre chose : "La capacité à raconter des histoires en images n'a pas disparu. Sans doute que seuls les meilleurs photographes, les agences les plus créatives vont s'en sortir. Mais ce tournant est plutôt excitant."
Pour la première fois, à Perpignan, un prix du Webdocumentaire a été attribué. Le président du jury, Samuel Bollendorff, a travaillé une année entière pour produire, à partir de son voyage en Chine, un objet interactif intitulé "Voyage au bout du charbon". De ses images, il avait d'abord fait un livre, acheté par 2 000 personnes. Puis une exposition, vue par 5 000 visiteurs. Son webdoc, financé en partie par une bourse du CNC et hébergé par le site Lemonde.fr, a été visionné par 150 000 visiteurs.